top of page

La femme: avant garde du changement politique au Liban

- Daniel Meier-

Daniel Meier est Docteur en sociologie politique du Graduate Institute (IHEID) de Genève, et Chercheur associé au laboratoire PACTE (Grenoble).

Il enseigne au département d’arabe de la Faculté des Lettres de l’Université de Genève.

Il est également l'auteur de Le Liban : identités, pouvoir et conflits aux Editions du Cavalier Bleu (2016) et Shaping Lebanon’s Borderlands : Armed Resistance and International Intervention in South Lebanon chez I.B. Tauris (2016).

​

Un interview de Diane Semerdjian,

Paris, janvier 2018. 

Pouvez-vous dire aux lecteurs  d’Alhawiat ce que signifie le terme d’ « identité » pour vous ? 

​

L’identité est bien davantage un processus, une identification, qu’une chose fixe. Mouvante, l’identité au niveau individuel est toujours plurielle (identité sociale, politique, culturelle, professionnelle, etc.) et « en train de s’accomplir/changer » en fonction de nos expériences, nos trajectoires et nos relations. L’identité est aussi un processus qui peut être collectif, et à ce titre convoque une historicité propre (par exemple celle d’un groupe confessionnel, régional, politique, etc.), des relations qui l’ont fait changer à travers le temps et des acteurs (dits "entrepreneurs identitaires") qui produisent normes et symboles permettant d’articuler le collectif à l’universel.

 

​

​

L’identité au Liban est une question multiple puisque plusieurs communautés qu’elles soient historiquement installées ou réfugiées,  vivent ensemble. Quel regard portez-vous sur cette cohabitation ? â€‹

​

La cohabitation au Liban entre locaux et étrangers est un enjeu (politique) de définition : qu’est-ce qu’un libanais ? Qu’est-ce qu’un syrien, irakien ou palestinien par rapport aux libanais ? Ces questions reçoivent en fonction des époques des réponses variées. Malheureusement, avec les trois exemples de communautés nationales étrangères susmentionnées, force est de reconnaître que « l’intégration » reste en suspens tant les gouvernements successifs ne se sont pas vraiment donné les moyens de suivre une réelle politique d’intégration systématique.

Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu localement des tentatives, des processus et des politiques promouvant les collaborations avec les communautés de réfugiés/étrangers, mettant en œuvre des pratiques de partage et d’échange. Mais l’Etat libanais reste sur ce dossier très faible, absent ou plus gravement complice de pratiques discriminantes.

 

​

​

Le système politique libanais est-il à même de répondre à ce modèle de société ?  

​

On aurait pu attendre d’un modèle pluricommunautaire de présenter davantage d’empathie et de capacité à intégrer/accepter des acteurs de communautés étrangères. Force est de constater qu’il n’en est rien. Non que le Liban souffre d’un mal mystérieux, mais l’inachèvement de son Etat et sa faiblesse structurelle liée notamment à son orientation néo-libérale -mais aussi à ses tensions internes autour de la définition même de la nation libanaise (on pense ici au Pacte National qui édifie la nation libanaise sur une double négation – ni l’Orient, ni l’Occident) - prétérite toute entreprise politique sereine.

Qui plus est, la formule libanaise qui fait des groupes confessionnels des acteurs politiques rivaux mais partenaires au sein de l’Etat confine à la schizophrénie politique. Enfin, le modèle politique consociatif promut est devenu contradictoire avec le fonctionnement réel du pouvoir, notamment depuis la tutelle syrienne (1990-2005) puis la polarisation 8/14 Mars qui a structuré et largement bloqué un système politique dégénérescent.

 

​

​

La Nakba a laissé des traces, et pourtant le Liban reste une des principales terres d’accueil des réfugiés au Moyen-Orient. Peut-on expliquer ce rôle par la seule proximité géographique ? L’expérience de la guerre civile libanaise a-t-elle induit une solidarité de fait, même si elle s’avère parfois difficile ? 

​

J’ai l’impression que les Palestiniens réfugiés au Liban ne s’attendaient pas à être si mal traités par les autorités. Après une première mobilisation de solidarité, une grande partie d’entre eux se trouva parquée dans des camps, alors que la bourgeoisie s’installait en ville et développait ses activités. Néanmoins, l’impression de marginalité prévalu dès le milieu des années 1950, et à Saïda par exemple, les habitants Libanais parlaient du camp de Ain el-Hilweh en le désignant comme « le Zoo ».

C’est ensuite la politisation de la cause palestinienne et l’action de la résistance, suivie, dès 1970, de l’implantation de la centrale palestinienne au Liban qui va faire changer ces représentations. Le Palestinien devient un révolutionnaire, un fida’i, c’est-à-dire celui qui se sacrifie pour la cause. La polarisation sociétale et politique qui s’ensuivit entre pro et anti-palestiniens au Liban conduisit une partie de la population à développer des relations privilégiées avec les Palestiniens, combattre avec eux, soutenir leur cause, se lier et se marier avec eux. Mais la défaite face à l’armée israélienne en 1982 va briser ce soutien encore assez large à ce moment, et le départ des fedayins du Liban sous protection de la Force multinationale va repousser les Palestiniens du Liban dans les marges du système, faisant d’eux les bouc émissaires responsables de la guerre civile. Ils deviendront par la suite, durant la période d’après-guerre, les victimes de mesures restrictives et stigmatisantes pour leur vie sociale et professionnelle. Seule l’arrivée des réfugiés syriens est venue un peu atténuer cet état de perception négative, reportée  aux réfugiés venus de Syrie, y compris les Palestiniens de Syrie.

 

 

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

​

 

 

 

​

​

​

​

​

​

​

​

​

De votre expérience de chercheur, quelles furent vos observations les plus nettes quant à la résilience des populations face aux évènements qui ont secoué le Liban de la guerre civile jusqu’à aujourd’hui ? Quelle en est la source selon vous ? 

​

Un des facteur les plus forts de la résilience est sans doute celui de l’espoir, de la possibilité d’entrevoir un autre avenir, des opportunités, des ressources là où l’observateur occidental ne verra que destruction et chaos.

Je me souviens très bien que lors de mon tout premier séjour au Liban en 1991, un Libanais m’a un jour expliqué la chance qu’il avait d’avoir pu décrocher un boulot payé 400 dollars par mois ! Pourquoi ? Il m’a expliqué qu’il pouvait ainsi investir 50 dollars chaque mois dans un nouvelle affaire montée avec son beau-frère. Ce qui m’amène au second point nodal de la résilience : le recours aux proches, ceux de la famille élargie et aussi des amis. Les libanais n’avaient plus du tout confiance dans les autorités ou dans les acteurs politiques durant les années 1990. Dès lors, cette société est revenue à la vie grâce à un système D, totalement hors de toute incitation publique et très à la marge des politiques étatiques largement centrées sur une reconstruction monopolisée par des gros acteurs organisés en cartels, et intimement liés au nouveau pouvoir post-conflit.

Le visage du Liban change à long terme avec ce brassage immense de populations, le réveil progressif de la jeunesse qui a montré sa volonté de bouger les lignes, notamment lors de la crise des ordures toute récente (2015). Le scénario de l’Arabie Saoudite manœuvrant en coulisse pour orienter la politique libanaise hors de l’influence grandissante du Hezbollah en retenant Saad Hariri sur son sol et l’échec de ses stratégies impliquent une nouvelle lecture de la situation au Liban. Des questions régionales s’insèrent à un sentiment intime et assez partagé sur la captation de la souveraineté libanaise.

 

​

​

 Comment expliquez-vous ces contradictions ? La résilience est-elle synonyme d’impuissance ou de résistance au Liban ?  En d’autres termes, la volonté de tourner la page des guerres est-elle en miroir le début d’une reconstruction effective du tissu social ou au contraire une contestation du climat de tension perpétuelle ?  

​

La résilience de la société est sans aucun doute l’aveu d’une forme d’échec profond de l’Etat issu des accords de Taef. Je la lirais dès lors plutôt comme une marque de défiance et de résistance « ordinaire » face à l’emprise de ce qui a détruit la société durant les 15 ans de guerre. Malheureusement, comme vous le soulignez, les menées subversives de nombreux acteurs régionaux au Liban contribuent à re-tendre la société à travers ses segments confessionnels dans un contexte régional marqué par la tension sunnito-chiite.

Le tissu social s’en trouve donc affecté par le truchement du jeu politique local qui utilise les acteurs régionaux puissants (Iran, Arabie Saoudite) pour promouvoir un projet de société ou un autre, au risque de compromettre la pacification sociétale qui a prévalu jusqu’ici à quelques exceptions violentes et soudaines – les opérations israéliennes, les attentats ciblés, la guerre larvée entre les quartiers tripolitains de Bab Tebbane et Baal Mohsen, les trois mois de guerre contre Fatah al-Islam dans le camp palestinien de Nahr el-Bared, les attentats anti-Hezbollah, etc).

Il faut ici encore ajouter l’accroissement de la fluidité politique du jeu libanais avec l’affaiblissement notoire du pouvoir syrien depuis la guerre civile qui a ravagé le pays dès 2011, une donnée qui n’est pas sans modifier la donne au Liban dans la mesure où les forces politiques actuelles se sont largement constituées pour / contre Damas. Le jeu américano-saoudien, avec la menace israélienne ainsi que l’influence de l’Iran, font peser une série d’hypothèque sur le pays.

 

 

 

Alhawiat se concentre sur la figure des femmes, à leurs identités nombreuses, à leur reconstruction et à leur apport à l’Histoire et à la mémoire collective. Les femmes des pays arabisants (réfugiées ou non) de toutes confessions confondues sont souvent soumises à des discours victimaires, représentées en femmes souffrantes. Comme vous l’avez fait dans votre livre en 2010 « Le Liban » aux Editions du Cavalier Bleu, pouvez-vous nous donner des arguments qui déconstruisent ces lieux communs, tirés de vos voyages et rencontres ?  

​

Pour déconstruire une idée reçue, il convient de bien cerner ses ressorts, ses origines et ses préconceptions. Dans le cas présent, les femmes dans le monde arabe sont prisonnières en Europe d’une double vision ethnocentrée et machiste : non seulement on plaque sur le Moyen-Orient une vision d’un univers monopolisé par les hommes ce qui conduit alors à  imputer aux femmes une incapacité à agir contre cette domination.

Cette vision procède d’une grande ignorance de ce que font les femmes dans les diverses sociétés de la région, comment elles vivent, et donc d’une vision européocentrée quasiment néo-coloniale, évidemment remplie de bon sentiment.

L’exemple type est la question du voile islamique : beaucoup imaginent chez nous que toutes les femmes arabes voudraient ne plus porter le voile ! Non seulement c’est une forme d’impérialisme de la pensée et de la culture occidentale, mais en outre, c’est ignorer qu’une partie des femmes au Moyen-Orient ne porte simplement pas le voile car elles ne le veulent pas. Il convient donc ici de permettre de penser le sujet féminin dans le monde arabe comme une actrice de son destin, et montrer à travers de nombreux exemples combien les femmes se prennent en charge, courent des risque, se battent contre les règles stupides, travaillent dans de nombreux corps de métier, créent, parlent, discutent, débattent et sont aussi des actrices du champ politique.

Ces milliers des visages et de destins dans des pays et des confession diverses, viennent invalider l’image des femmes victimes. En lieu et place, il conviendrait plutôt de rappeler les luttes politiques, de classes et culturelles dans lesquelles des femmes et des hommes sont pris de façon commune et semblable.

​

​

 

Afin de préparer notre première conférence sur le renforcement de la foi et la place de la religion face aux traumatismes de la guerre, à quels vecteurs de lutte pensez-vous lorsqu’on vous parle des femmes au Liban ? 

​

Il y a pour moi une articulation entre l’indépendance dont les femmes doivent pouvoir jouir dans les choix qu’elles font par rapport à la foi comme ressource et vecteur de résilience et la solidarité dont elles doivent être entourées par leurs proches dans ce cheminement.

Une réfugiée syrienne dans un camp de Khiam, Sud Liban. © Chloe Sharrock 

bottom of page