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Interview de THOMAS PIERRET, spécialiste de l'Islam Sunnite et de la Syrie. Maître de conférence à l'université d'Edinburg.

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Comprendre et penser: voilà comment, dans un premier temps, faire face à l'horreur de Daesh

Propos recueillis par Diane Semerdjian 

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La coalition internationale a t-elle conscience de la carence politique qui caractérise son optique de défense ?

 

C’est le principal point faible de son action et c’est ce qui peut faire craindre que le problème sera durable. On ne peut pas généraliser le constat : certains membres de la coalition, comme la France, sont bien conscients du problème (d’où le refus de Paris d’effectuer des frappes en Syrie) ; c’est également le cas des monarchies du Golfe, qui espèrent, en participant à la coalition, garder suffisamment d’influence auprès des USA pour orienter leur stratégie par la suite ; on a aussi des partenaires informels de la coalition (Iran et ses alliés) qui n’ont évidemment pas intérêt à reconnaître et prendre en compte le paramètre confessionnel dans leur approche du problème. Puis vient le problème des partenaires (surtout européens sauf France et Royaume-Uni) qui ne semblent pas bien comprendre que l’on ne peut pas bâtir des systèmes politiques stables dans la région en excluant les sunnites. Ce sont les Etats qui pensent par exemple qu’il faut se réconcilier avec Assad, s’imaginant qu’il est capable de rétablir l’ordre (c’est selon moi une dangereuse illusion, Assad étant beaucoup trop faible pour cela, même s’il cache ses faiblesses derrière un déluge de bombardements).

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La puissance militaire économique et militaire (Hard Power) de DAESH a t-elle déjà crée une autonomie financière pérenne?

 

L’autonomie financière est réelle; sa pérennité est menacée par les bombardements de la coalition (contre les infrastructures pétrolières par exemple), forçant l’organisation à revoir ses ambitions à la baisse (en particulier en matière de gouvernance proto-étatique). Ceci dit, il sera très difficile de lui enlever le minimum de ressources dont elle a besoin pour financer ses activités militaires (l’EI aurait mis en place son réseau d’extorsion de fonds à Mossoul à une époque où l’organisation était numériquement très faible).

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Le conflit confessionnel et politique entre Sunnite et Chiites est il instrumentalisé par les leaders de DAESH à des fins purement stratégiques  ou y a t-il une véritable volonté « messianique » de la part d’une frange de la population sunnite?

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Le leadership instrumentalise un problème réel, même s’il travaille activement à aggraver la polarisation. C’est une constante dans l’histoire du mouvement. Depuis 2003, les sunnites se plaignent d’être marginalisés dans le système politique irakien, mais l’EI et ses ancêtre (al-Qaeda en Iraq et Etat islamique en Irak) ont délibérément aggravé cette position d’infériorité. Au milieu des années 2000, ils ont sciemment provoqué des représailles contre les sunnites de la part des milices chiites en ciblant les civils chiites (not. attentat du tombeau de Samarra en février 2006). De même, en juin 2014, le massacre de centaines de prisonniers chiites et les menaces contre Bagdad et les villes saintes chiites visaient à entraîner une mobilisation milicienne chiite contre les sunnites (ce qui est exactement ce qui s’est produit).

Je pense que le millénarisme n’anime qu’une partie infime des habitants de la région, et qu’il concerne surtout les recrues étrangères de l’EI.

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Enfin, est ce que, selon vous, cette volonté pourrait un jour mener à la création d’un Etat Sunnite indépendant?

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La volonté d’autonomie des provinces irakiennes sunnites existe déjà. Pierre-Jean Luizard affirme ne pas croire en l’avenir de l’Etat irakien. Je lui laisse, ainsi qu’aux autres spécialistes de l’Irak, le soin d’évaluer la crédibilité d’un scénario de sécession. Pour ma part, je dirais qu’il faut peut-être envisager la possibilité d’un avenir commun pour les régions actuellement soumises au contrôle de l’EI de part et d’autre de la frontière syro-irakienne, c’est-à-dire l’ouest de l’Irak et la partie syrienne de la vallée de l’Euphrate. Leur actuelle réunion sous une même autorité proto-étatique vient redoubler des liens historiques.

On ne peut donc pas exclure que si l’EI venait à disparaître (ce qui n’est pas assuré), il pourrait être remplacé par une entité étatique située elle aussi à cheval sur la frontière.

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Un tel scénario peut paraître fantaisiste à l’heure actuelle, mais gardons à l’esprit, premièrement, qu’il est sans doute impossible que le régime d’Assad reprenne un jour le contrôle de l’ensemble de la vallée de l’Euphrate et que, deuxièmement, si Assad venait à tomber, le régime qui lui succéderait serait sans doute tellement faible qu’il aurait de grandes difficultés à restaurer son autorité sur l’est du pays. Bref, nonobstant les fictions juridiques, la fragmentation territoriale de la région paraît difficilement évitable à long terme en raison de l’affaiblissement des autorités étatiques centrales.

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